Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

Tessa

«Si tu acceptais l'idée qu'il n'y a rien de sensuel dans l'acte littéraire je pense que tu te rapprocherais de ton objectif qualitatif - tu devrais être au service de ton style et pas le contraire.» Facebook, message privé, jeudi 12 juillet 2012.

Parce qu’il n’était pas possible de s’ouvrir les veines mille fois et de toujours en revenir, Tessa s’était faite à l’idée qu’elle ne pourrait pas se suicider sous peine de perdre toute chance de gagner un jour au loto (ou de se faire tirer par une star, ce qui dans son référentiel de provinciale revenait à peu près au même). Elle avait tout tenté, recouvert les murs de sa chambre d’images désespérantes et choquantes dans l’espoir que sa mère finisse enfin par la gifler (ou son père par la violer, ce qui dans son référentiel de provinciale revenait à peu près au même). Elle avait passé des heures à roder aux alentours de la nationale, narguant les poids lourds de ses shorts en jean minuscules. Elle avait fumé tout ce qu’elle avait trouvé dans les bois, même des restes de drogue disséminés les nuits de pleine lune sur l’aire de repos de la même nationale, seul axe routier fréquenté de la région. Elle s’était coupé et teint les cheveux en rose et bleu de façon à pouvoir déterminer qui d’eux ou de son visage faisaient d’elle une femme. Elle avait mis des sweatshirts informes pour cacher l’injuste vérité du corps – elle estimait avoir autant de ventre que de seins et qu’il en résultait une victoire du ventre sur les seins, ce dernier recouvrant une partie plus importante de sa surface corporelle que les minuscules premiers. Elle fumait depuis trois ans déjà, elle avait quatorze ans.

Elle ne savait pas encore le nombre d’heures qu’elle passerait devant un ordinateur. Elle ne faisait qu’attendre désespérément le passage du temps et l’avenir clément. L’appel du lointain. Il faudrait juste que son talent – ou toute autre raison d’être – se manifeste. Que l’homme la prenne, bien qu’elle ne sache pas exactement ce qu’il fallait en penser. Elle savait Terry et son pistolet à billes, la joie furieuse que manifestaient ses pupilles dès qu’il arrivait à transpercer le corps d’une limace d’une minuscule boule jaune. Cette façon qu’il avait de la narguer de son expérience de citadin, allongé près d’elle sur la moquette de sa chambre. Ses mains qui n’osaient pourtant pas s’aventurer sur son corps à elle. A cause de son ventre, celui camouflé par le sweatshirt. C’est en tout cas ce qu’elle se disait.

Elle ne pleurait plus depuis longtemps. Elle ne parlait plus vraiment. A ses quelques amis, elle ne faisait que mentir à coups de sourires et de blagues imbéciles sur ceux, bien malheureux, que l’adolescence avait encore moins bien loti. Elle mangeait facilement. Tous les étés, elle attendait avec une impatience folle la fête du village voisin et ses trois soirs de dj. Elle voulait danser. Elle voulait danser parce que quand elle dansait elle pouvait fermer les yeux. Ou tout du moins parce que quand la musique l’emportait, il ne restait plus rien de cette espèce de haine purulente d’elle-même qu’elle avait forgé avec le temps. Plus rien d’autre que l’injonction de danser. D’ailleurs, quand elle dansait avec ses yeux bien scellés, elle parvenait à ce stade ultime de l’être : l’absence. N’existant plus, elle n’avait plus d’autre contrainte que de suivre le rythme. N’existant plus, elle n’avait plus à se soumettre au joug de l’apparence. Elle pouvait enfin être.




Inspired by A.P.'s Anonymous Portrait / mixed media

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