Cet amour-là

"Elle dit: non, ne pleurez pas, ce n'est pas triste, en rien, en aucun cas. Il s'agit de vous et de pas vous, oubliez votre personne, ça n'a aucune importance. Il ne faut pas se prendre pour un héros. Vous êtes rien. C'est ce qui me plaît. Restez comme ça. Ne changez pas. Restez. On va lire ensemble."

Yann Andréa

Lucie

"murmura la belle et savante chirurgienne; passe-moi du baume et prépare de la charpie" 
Alexandre Dumas, La Reine Margot, 1845


Shit hurts, slogan noir sur fond blanc. Rapport à un groupe mythique très peu écouté des années quatre vingt. Le top laissait entrevoir la forme précise du sein. Petit, le téton affirmé.

Je crois que la femme pleurait. Je le crois bien que ses mollets se soient évertués tout le long de l'entretien à dire précisément l'inverse. Ouverts, éclatants, ils affirmaient sa force son unique présence sa chance parmi toutes celles de Paris d'avoir ces mollets et ce cul. Disons qu'ils s'attachaient à ce savoir relatif comme à une bouée, courant les trottoirs, traversants les passages piétons et grimpant les marches à une allure de gazelle en lévitation. Pendant ce temps, la femme parlait. A mesure qu'elle parlait, clairement portée par les mollets (qui, je le rappelle, vadrouillaient), sa gueule s'ouvrait. Trahison suprême, la lèvre supérieure se tordait comme un serpent en pleine crise d'épilepsie. C'est-à-dire qu'on la voyait tressaillir, dans un rejet absolu de la danse du mollet. Et les mots qui, lissés, formaient des bulles éclatantes de joie moderne, séduisante, clinique, étaient trahis par ces lèvres (le bas répondait au haut en une forme de transe chamanique, intense d'immobilité). Dans leur ombre, les dents se cachaient les unes derrière les autres,  honteuses, tout en découvrant parfois – quand par exemple les lèvres se fendaient d'un sourire menteur – un œil de mendiante qui se mettait bien en bas pour regarder supplier nier tout ce que la bouche disait. La langue elle-même rampait tout au fond, récalcitrante, ce qui fait que le son bien certain des mots de la femme qui se voulait biche fleurait le vomi. Pris de nausée, je voulus assez rapidement partir mais je compris aussi que mon acharnement à analyser les tétons et mollets, la langue, relevait d'une obsession pas tellement naturelle. Ou plutôt, je sentis le monstre de la culpabilité m'envahir. Ou plutôt, je compris que les délices du voyeurismes n'étaient pas loin. Que la chose allait s'accentuer que la lutte entre mollets et lèvres serait sans merci et que, sans moi, tout retombait à plat. Oui parce que moi dans tout ça. Moi déclencheur de cette lutte intestine. Enfin, s'il faut être totalement honnête, et à quoi bon faire autrement, moi-pas moi. La minette était prise au piège non pas tant par moi, ma chair, mon sang, ma date de naissance, mon empreinte digitale, que par ce qu'elle attendait de moi. Un prix. Une petite décoration à mettre sur son top, sur sa cuisse ou dans son crâne. Un truc étincelant qui dirait qu'elle biche, mollets et œil (parce que les mollets n'étaient pas seuls), m'avait moi dans la peau comme dans la vie et réciproquement. Comment on en était arrivés là comme à chaque fois, presque mathématique, la différence entre vide et plein. Aussi peut-être une assez bonne adéquation dans la répartition entre lesdits vide d'un côté et plein de l'autre. Circonstancielle adéquation, délicieuse au demeurant, un peu encombrante dans le temps. Et puis aussi mon habitude de la biche et de la mendiante. Souvent réparties de la sorte chez les femmes de Paris. Il ne faut pas croire que je ne reconnais pas sa charmante existence ou que je la mésestime. Non je l'aime. Au même titre que n'importe quelle autre charmante existence. De Paris ou d'ailleurs mais c'est à Paris que ma collection est la plus importante. D'aucuns pourraient voir en moi un naturaliste, qualificatif qui ne me déplaît pas mais que j'évite de mentionner quand une biche se ramène. Bref, là, une biche mendiante bien proportionnée aux mollets ravissants avec des dents toutes recroquevillées.

Et tout à coup l'oeil droit de dire – j'en ai marre toujours pareil de la langue qui rampe après avoir volé. Tu veux pas qu'on échange?

Se pourrait-il que. Mais non c'était impossible, les lèvres étaient au paroxysme de leur crise et la gueule déconstruite au dernier degré (un champ de ruines, une déchetterie, un HLM? Impossible de savoir à quelle image elle s'accrochait). Pourtant.

Sérieusement. T'as jamais voulu essayer? Les délices de la torture ventre au sol, ongles plongés dans les tripes, chair baignée de larmes. Le fait de savoir. Il y a quelque chose d'exaltant à vouloir toujours sans jamais assez. A voir les barbes se dresser, lâches et muettes, dans un rejet épidermique. A pouvoir percevoir le dos qui rêve de se dresser pour permettre la fuite du corps lassé. Se sentir visqueux, menaçant. Avoir les mains tordues, crochues et suppliantes. Le corps qui dicte tout. La tête qui n'existe plus autrement qu'en auxiliaire, outil au service d'une faim terrible. D'une faim légitimée depuis que le monde est monde. D'une faim maintes fois louée. D'une faim absurde et ridicule si on y pense mais si impérieuse qu'elle en devient une façon d'y être, au monde.

Et c'est comme ça que finalement, shit hurts, slogan noir sur fond blanc.


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